1Comme Je vais, fixant le sable,Heurtant chacun, mâchant des mots,De ce hameau je suis la fable :Je suis moqué par les marmots.Comme sur mon crâne indocile,La douche est un fréquent emploi,On me prend pour un imbécile.Quel est le fou, le monde ou moi ?…2Oui, je suis fou pour plus d’un sage,Dès que je desserre les dents,J’ai contre moi la loi, l’usage,Les étourdis et les prudents.Et bien m’en prend d’être un poète,« Allant au frais sans savoir où ».« Laissez-donc ! il n’a plus sa tête ! »Le monde ou moi, quel est le fou ?3On croit mon esprit dans la luneQuand je soutiens qu’en véritéLa planète, mère commune,Est grosse d’une humanité ;Que l’embryon précède l’être,Qu’on prend l’accident pour la loi,Et que l’homme est encore à naître...Quel est le fou, le monde ou moi ?4Je sais qu’on me trouve en démenceQuand, éclairé par nos instincts,Je décris la spirale immenseOù graviteront nos destins ;Et quand mon esprit prophétiseEt va la bride sur le cou,On dit « Laissons passer la crise ! »Le monde ou moi, quel est le fou ?5Mon extravagance les blesse,Même lorsque, parlant plus bas,Je plains l’ignorance qui laisseBras sans terre et terre sans bras ;Mon souffle n’agite pas l’onde ;On me répond « Chacun pour soi ! »« Puis, après nous, la fin du monde ! »Quel est le fou, le monde ou moi ?6Mais j’affirme et leur raison nieSuis-je fou ? non leur raison ment.Au nouveau monde, à l’Harmonie,Je crois comme au nord croit l’aimant !Comme lui rien ne m’en détourne ;À Bicêtre sous un verrou,Je dirais encore : « Elle tourne ! »Le monde ou moi, quel est le fou ?
Jouy-en-Josas, 1849