Quand sur mon chariot pour la première foisEn courant l’univers j’arrivai dans ces lieux,Une ville y grouillait, avec ses vieilles lois,Ses murs, ses ateliers, ses palais et ses Dieux.Et quand je demandai, voyageur curieux,Depuis quand florissait la superbe cité,Un homme répondit, grave et l’orgueil aux yeux :« C’est ma patrie. Elle a de tout temps existé. »Cinq mille ans il s’écoula.Je suis repassé par là.Murs, palais, temples, Dieux, tout avait disparu.Rien ! plus rien ! Le soleil allumait des rubisAux javelots mouillés et verts d’un gazon dur ;Et seul un vieux berger dans ses grossiers habitsSe dressait sur la plaine un mangeant son pain bis.Or je voulus savoir depuis quels temps très courtsDans ce pré tout nouveau l’on paissait des brebis.Le berger dit d’un ton moqueur : « Depuis toujours. »Cinq mille ans il s’écoula.Je suis repassé par là.La plaine était changée en un bois ténébreux.Des lianes pendaient sous des porches béantsComme un tas de serpents tordus noués entre eux ;Et tels que de grands mats, sur ces noirs océansDe feuilles s’élançaient des troncs d’arbres géants.Et je dis au chasseur perdu dans ces flots verts :« Depuis quand donc voit-on une foret céans ?-- Ces chênes sont plus vieux, fit-il, que l’univers. »Cinq mille ans il s’écoulaJe suis repassé par là.La mer, la vaste mer, sous son glauque linceulAvait enseveli lianes et forêts.Un bateau de pêcheur, tout petit et tout seul,À la brise du soit balançait ses agrès.Et je dis au pécheur : « Est-ce que tu sauraisDepuis quand la marée a pris la terre ainsi ?-- Tu plaisantes ? dit-il…. Puis il reprit après :« Car depuis que la terre est mer elle est ici. »Cinq mille ans il s’écoulaJe suis repassé par là.À la place des flots au panache d’argentSe déroulaient sans fin des flots à crête d’or.Le désert ! Aucun arbre au lointain n’émergeant.Du sable là, du sable ici, du sable encor.Et quand j’interrogeai sur ce nouveau décorLe marchand qui chargeait ses chameaux à genoux.« Depuis le jour, dit-il, où l’être a pris l’essorOn connait ce désert, éternel comme nous. »Cinq mille ans il s’écoula.Je suis repassé par là.Et voici derechef une cité debout, .Avec ses lois, ses murs, ses palais et ses Dieux,Et son peuple grouillant ainsi qu’une eau qui bout.Alors j’ai dit très haut à ce tas d’orgueilleux :« Où sont donc les flots verts, les flots d’or, les flots bleus,Et la cité du temps jadis ? » Et l’un cria :« Notre ville est, sera, fut toujours dans ces lieux. »Et j’éclatais de rire au nez de l’Arya.Coulera ce qui coula !…Je repasserai par là.
Le
Bohémien
Richepin, Jean
mardi 27 décembre 2022, par
Texte de Jean Richepin (1884).
Extrait de Les Blasphèmes (Paris, M. Dreyfous, 1884). P. 230-233
Paru aussi in : La Révolte : organe communiste-anarchiste. — Paris : 1887-1894. — Année 4, suppl. litt. au nº 6 (18 oct. 1890)