Longtemps, longtemps encor, bien des longs temps d’ennui,Bien des jours lourds de pleurs, de sang et de colère,Le Peuple ténébreux, enlinceullé de nuitGrouilla dans l’entrepôt de l’État, sa galère.Tous, rivés à leurs bancs, fantômes demi-nus,Ramaient, courbant l’arc dur de leur osseuse échine,Et, marins d’un cercueil, vers des bords inconnus,Ils poussaient en geignant leur pesante machine.Et quand l’un d’eux criait : « Mais, pour qui ramons-nous,Souffrirons-nous toujours ? », un prêtre à la voix tendreAu loin, montrant la Croix, entonnait à genoux,Le chant d’espoir trompeur que Jésus fit entendre.Et, s’apaisaient dès lors les plus sourdes rumeurs ;D’autant, qu’aux bras tendus pour la miséricordeEt pour l’embrassement, le foule des rameursVoyait tourner des corps pendus par une corde !Or, quelqu’un vint pourtant : « Frères, je vous le dit,Marchons, car, cependant qu’on s’use à la géhenne,Pendant que nous peinons, un troupeau de banditsS’ébat au bon soleil, et c’est lui qu’on promène ! »Ce fut la fin des Rois : mais aussi quel transport,Quand le peuple, au lointain, vit paraître, tel qu’ileAu soleil, l’Avenir, le tant lumineux portOù brillent la Justice et le Bonheur tranquille.Courons !… Quand un Bourgeois, ventre lourd, l’air hautain :« Ignorants ! Quoi voguer sans chefs, sans capitaine !…Votez ! Et, soucieux d’un mutuel destin,Vos élus guideront notre marche incertaine ; »Cet homme parle d’or, dit-on, et l’on vota :Puis, Tous ceux dont les noms étaient sortis des urnes,Prirent, — sceptre nouveaux — la barre de l’État ;Le Peuple, hélas, revint aux vieux travaux nocturnes…Courons ! Oh ! cet effort généreux des savantsPour donner au vaisseau tant de forces nouvelles !…Merveille ! La vapeur a triomphé des vents !Et l’antique galère aura demain des ailes !Peuple insensé, tu n’est qu’un aveugle moteur !Car, pour manquer le but où ton ardeur te pousse,Peuple, pour t’éloigner du sel libérateur,Que faut-il au Pilote ? Oh ! rien : un coup de pouce !…
Le
Pilote
Javogues, Georges
samedi 11 février 2023, par
Texte de Georges Javogues (1896).
Paru aussi in : Le Libertaire (1895-1899), nº 19 (21-28 mars 1896).